André Breton « Anthologie de l’humour noir »
André Breton, connu pour être le principal penseur du « surréalisme » dont il a rédigé le célèbre manifeste, recense dans son « Anthologie de l’humour noir » une liste d’auteurs dont la lecture l’a vraisemblablement marqué.
Jusque-là rien à dire ! c’est le jeu classique qui vise à créer son « panthéon personnel » dans lequel on place ses auteurs fétiches, ou du moins ceux que l’on souhaite le plus partager avec d’autres lecteurs. C’est un exercice qui me paraît tout à fait légitime et même louable.
L’ennui est le nom qu’André Breton a donné à son recueil, car j’avoue avoir eu du mal à suivre le fil conducteur de son anthologie et plus particulièrement son rapport avec l’humour (sans même parler d’« humour noir ») .
L’aurait-il baptisé « anthologie du surréalisme » qu’il l’aurait fait sans doute de son plein droit en tant que référence en la matière, pouvant juger des auteurs ayant le plus contribué à l’émergence et au développement de ce courant artistique.
Cela est d’autant plus dommage que le sujet de l’humour est aussi intéressant que peu étudié « sérieusement ».
Il me paraît par exemple très étonnant de citer un auteur tel qu’Edgar Poe – pour lequel j’ai par ailleurs un infini respect – mais qui ne me semble pas le meilleur représentant de l’humour. Même si le texte choisi à quelque chose de loufoque, cela reste marginal dans son œuvre.
L’art de romancier, dans lequel cet auteur a excellé, me paraît d’ailleurs tout opposé à celui d’humoriste.
Un bon roman vous fera plonger dans son récit avec une forme d’osmose et un sentiment d’union intime avec ses personnages. Il vous immerge même dans une « réalité » parfois ressentie comme plus dense que celle du quotidien, en vous donnant par exemple la larme à l’œil en évoquant les malheurs de tel indigent imaginaire, quand un autre bien réel traine sa misère au coin de votre rue sans que vous vous en émouviez.
L’humour tout en contraire de l’enchantement du roman, vous bouscule, vous provoque et au final vous ramène à la réalité dans toute sa dureté ou son absurdité, mais avec la prise de distance nécessaire à toute remise en cause. C’est un puissant outil de démystification. Même quand il joue sur l’absurde, l’insensé… c’est tacitement pour remettre en cause ce qui vous paraît tout au contraire comme sensé et allant de soi, un peu à l’image des paradoxes zen (les « Kōan »).
De part cette prise de distance, l’humour est beaucoup plus proche de la philosophie que de la littérature qu’elle soit prosaïque ou poétique.
Pas étonnant si certains philosophes ayant le « bon mot » facile sont plus populaires que d’autres plus sobres sur la forme. Le fait de pousser un raisonnement jusqu’à le rendre absurde est aussi un procédé habile de rhétorique.
De plus, pour nombreux auteurs répertoriés dans cette anthologie, si leur œuvre peut avoir quelque chose d’humoristique, c’est souvent bien malgré eux ou encore à posteriori.
Copernic avait sans doute l’air risible aux yeux du quidam moyen de son époque, lorsqu’il émettait l’idée saugrenue que la terre n’était pas le centre du monde, pourtant si ses dires tout comme des paroles humoristiques remettaient en cause le « bon sens » commun de l’époque, contrairement à l’humour, elles étaient à prendre au premier degré, sans exagération ou déformation volontaire.
Pour reprendre l’exemple d’un des auteurs cités dans cette anthologie, il est difficile d’établir jusqu’à quel point Sade ne prenait pas au sérieux sa « pornosophie » ?
Comme avec Poe, l’extrait choisi donne tellement dans l’énormité qu’on pense à de l’auto caricature.
Mais si on juge Sade plus généralement sur sa vie et son œuvre, on peut difficilement prendre ses écrits comme de la simple provocation à prendre au second degré, juste pour choquer et provoquer la réflexion chez son lecteur.
On peut aussi déplorer l’usage à tout bout de champ que fait André Breton, des explications psychanalytiques.
Ceci dit, il semble qu’aujourd’hui encore les intellectuels (au moins français) ne se soient toujours pas remis de Freud…
Mais c’est plutôt amusant (pour le coup) de voir des surréalistes s’enthousiasmer à ce point pour une théorie qui par vocation au moins est si rationaliste. Comme disait Desproges : « Étonnant, non ? » .
Bref, cette anthologie reste un très bon ouvrage qui pourra vous faire découvrir des textes et auteurs dont certains sont peu connus, mais qui malheureusement à mon avis ne remplit pas sa vocation d’ « anthologie de l’humour noir ».
Cependant, comme à mon habitude je vous propose ci-dessous quelques morceaux choisis, le dernier texte de Duchamp étant pour le moins avant-gardiste puisqu’il propose avant tout le monde quelques solutions audacieuses d’énergies alternatives, auxquelles j’adhère à la mode russe en disant « Da ! Da ! ».
D.-A.-F. de Sade « Juliette »
« … Les meubles que vous voyez ici, nous dit notre hôte, sont vivants : tous vont marcher au moindre signe, Minski fait ce signe, et la table s’avance, elle était dans un coin de la salle, elle vient se placer au milieu ; cinq fauteuils se rangent également autour ; deux lustres descendent du plafond et planent au milieu de la table. Cette mécanique est simple, dit le géant, en nous faisant observer de près la composition de ces meubles. Vous voyez que cette table, ces lustres, ces fauteuils, ne sont composés que de groupes de filles artistement arrangés ; mes plats vont se placer tout chauds sur les reins de ces créatures…
Minski, observai-je à notre Moscovite, le rôle de ces filles est fatigant, surtout si vous êtes longtemps à table. Le pis-aller, dit Minski, est qu’il en crève quelques-unes, et ces pertes sont trop faciles à réparer pour que je puisse m’en occuper un instant…
… Mes amis, nous dit notre hôte, je vous ai prévenus qu’on ne se nourrissait ici que de chair humaine ; il n’est aucun des plats que vous voyez qui n’en soit. Nous en tâterons, dit Sbrigani ; les répugnances sont des absurdités : elles ne naissent que du défaut d’habitude ; toutes les viandes sont faites pour sustenter l’homme, toutes nous sont offertes à cet effet par la nature, et il n’est pas plus extraordinaire de manger un homme qu’un poulet. – En disant cela, mon époux enfonça une fourchette dans un quartier de garçon qui lui parut fort bien apprêté, et en ayant mis au moins deux livres sur son assiette, il les dévora. Je l’imitai. Minski nous encourageait ; et comme son appétit égalait toutes ses passions, il eut bientôt vidé une douzaine de plats. »
Georg Christoph Lichtenberg « Aphorisme »
« Ce n’est pas la force de son esprit, mais celle du vent qui a porté cet homme où il est. »
« Pour bien se rendre compte de ce que l’homme pourrait faire s’il voulait, il suffit de penser aux gens qui se sont sauvés ou ont voulu se sauver de prison. Ils ont fait autant avec un simple clou, que s’ils avaient eu un bélier. »
« Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n’était presque plus bon à rien dans le monde. »
« Il s’émerveillait de voir que les chats avaient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeux. »
« Si vous faites peindre une cible sur la porte de votre jardin, vous pouvez être certain que l’on tirera dessus. »
« Potence avec paratonnerre. »
Charles Fourier « L’éléphant, le chien… »
« Définissons d’abord une vertu réelle et une vertu fausse, par comparaison de l’éléphant et du chien dont l’un est emblème de l’amitié noble et l’autre de l’amitié fausse.
1° L’amitié. – Elle est noble chez l’éléphant ; elle se concilie toujours avec l’honneur. Il n’a point la bassesse du chien, qui, battu quelquefois sans motif, n’en garde aucun souvenir. L’éléphant endure les corrections justes, mais ne se laisse pas maltraiter sans motif ; il ne pardonne pas des offenses ; du reste son amitié est aussi inaltérable, aussi dévouée que celle du chien. Cette amitié noble est celle qui conduit à des liens collectifs et corporatifs, mais l’amitié servile du chien n’est favorable qu’au despotisme, au régime civilisé et barbare qui n’est point celui où règneraient les passions nobles, telles qu’on les voit chez l’éléphant. Les despotes aiment l’amitié du chien qui, maltraité injustement et avili, sert et aime encore celui qui l’a offensé. »
Pétrus Borel « Marchand et voleur est synonyme »
« Je ne dirais rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie : mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin à charge ?… quelle horreur ! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge ?… »
« Dans Paris, il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers ; celle de voleurs c’est la Bourse, celle de meurtriers c’est le Palais de Justice. »
« Il y a des cœurs qui ressemblent assez à une bouteille remplie qu’on enveloppe d’un linge mouillé et qu’on expose en plein soleil. – Le linge devient brûlant, l’intérieur de la bouteille est glacé. – »
« La promesse et la vérité sont comme des boules que les hommes se jettent entre eux et qui restent en l’air. – (Sans titre, par un homme noir, blanc de visage.) »
« JOURNAL : Quel grand papier que la terre ; – quels caractères que le Jour ; – quelle encre que la Nuit ! – Tout le monde imprime, tout le monde lit ; personne ne comprend. – »
Alfred Jarry « Ubu enchainé »
« Acte premier. Scène II.
Le Champ de Mars.
LES TROIS HOMMES LIBRES, LE CAPORAL. Nous sommes les hommes libres, et voici le caporal. – Vive la liberté, la liberté ! Nous sommes libres. – N’oublions pas que notre devoir, c’est d’être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l’heure. La liberté, c’est de n’arriver jamais à l’heure – jamais, jamais ! pour nos exercices de liberté. Désobéissons avec ensemble… Non ! Pas ensemble : une, deux, trois ! le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. Voilà toute la différence. Inventons chacun un temps différent, quoique ce soit bien fatigant. Désobéissons individuellement – au caporal des hommes libres !
LE CAPORAL. Rassemblement !
Ils se dispersent.
Vous, l’homme libre numéro trois, vous me ferez deux jours de salle de police, pour vous être mis, avec le numéro deux, en rang. La théorie dit : Soyez libres ! – Exercices individuels de désobéissance… L’indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres.
Portez… arme !
LES TROIS HOMMES LIBRES. Parlons sur les rangs. – Désobéissons. – Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. – Une, deux, trois !
LE CAPORAL. Au temps ! Numéro un, vous deviez poser l’arme à terre ; numéro deux, la lever la crosse en l’air ; numéro trois, la jeter à six pas derrière et tâcher de prendre ensuite une attitude libertaire. Rompez vos rangs ! Une, deux ! une, deux ! Ils se rassemblent et sortent en évitant de marcher au pas. »
Marcel Duchamp (Aphorismes)
« Transformateur destiné à utiliser les petites énergies gaspillées comme :
l’excès de pression sur un bouton électrique.
l’exaltation de la fumée de tabac.
la poussée des cheveux, des poils et des ongles.
la chute de l’urine et des excréments.
les mouvements de peur, d’étonnement, d’ennui, de colère.
le rire.
la chute des larmes.
les gestes démonstratifs des mains, des pieds, les tics.
les regards durs.
les bras qui en tombent du corps.
l’étirement, le bâillement, l’éternuement.
le crachement ordinaire et de sang.
les vomissements.
l’éjaculation.
les cheveux rébarbatifs, l’épi.
le bruit de mouchage, le ronflement.
l’évanouissement.
le sifflage, le chant.
les soupirs, etc. »
Voici pour finir, la liste des auteurs du recueil : Jonathan Swift, D.-A.-F.de Sade, Georg Christoph Lichtenberg, Charles Fourier, Thomas de Quincey, Pierre-François Lacenaire, Christian Dietrich Grabbe, Petrus Borel, Edgar Allan Poe, Xavier Forneret, Charles Baudelaire, Lewis Carroll, Villiers de l’Isle-Adam, Charles Cros, Friedrich Nietzsche, Isidore Ducasse (Comte de Lautréamont), Joris-Karl Huysmans, Tristan Corbière, Germain Nouveau, Arthur Rimbaud, Alphonse Allais, Jean-Pierre Brisset, O. Henry, André Gide, John Millington Synge, Alfred Jarry, Raymond Roussel, Francis Picabia, Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso, Arthur Cravan, Franz Kafka, Jakob van Hoddis, Marcel Duchamp, Hans Arp, Alberto Savinio, Jacques Vaché, Benjamin Péret, Jacques Rigaut, Jacques Prévert, Salvador Dalí, Jean Ferry, Leonora Carrington, Gisèle Prassinos, Jean-Pierre Duprey.