Platon : apologie de Socrate, Criton, Phédon
Les textes publiés dans cet ouvrage sont des traductions (par Léon Robin et M.-J. Moreau pour cette édition) de textes de Platon, même s’ils apparaissent comme des discours tenus par Socrate lors de son procès, puis lors des discussions menées peu de temps avant sa mise à mort. En effet, Socrate lui-même n’a laissé aucun texte, seuls les témoignages de ses contemporains nous permettent de connaître ce personnage et sa philosophie.
Ce qui est étonnant avec les textes de philosophie quelle que soit leur époque, c’est la familiarité que l’on ressent à leur lecture, alors même que plus de 2 000 ans peuvent nous séparer de leurs auteurs. En effet, même si on ne partage pas la philosophie qui était celle de Socrate, on imagine bien un contemporain tenir des raisonnements similaires.
Est-ce parce qu’ils ont profondément marqué notre civilisation ? parce que l’objet même de la philosophie est de s’élever au-delà des spécificités de chaque époque/culture ? Ou encore parce qu’en tant que lecteur nous interprétons ces écrits avec notre conception moderne ? Cette simple conception est déjà matière à réflexion.
La forme des textes, qui sont en fait des discussions entre Socrate et certains de ses disciples ou contradicteurs, sur lesquels il finit toujours par avoir le dessus est par contre assez désagréable, dans le sens où justement on souhaiterait pouvoir contre-argumenter et remettre en cause les présupposés du raisonnement du philosophe.
On ressent la même sensation que l’on pourrait ressentir à la vision d’une démonstration scientifique qui serait en fait erronée, mais que l’on verrait pourtant convaincre ses spectateurs.
Les textes présents dans cette édition sont particulièrement intéressants, notamment toute la partie où Socrate s’entretient avec ses disciples peu de temps avant sa mort.
En effet, pour justifier son détachement vis-à-vis de son destin fatal si imminent, il en vient à avouer qu’au final toute la philosophie dont il s’est fait le porte-parole vise à « s’exercer à mourir sans y faire difficulté », la mort étant en fait la libération attendue de la vie, la philosophie aidant à acquérir la « sagesse » nécessaire pour « bien mourir » et donc éviter d’avoir à renaître sous différentes formes ou d’avoir à errer dans quelque région infernale de l’Hadès…
Les démonstrations de l’existence d’une vie après la mort, du cycle des renaissances sont pour le moins abracadabrantes, et on peut donc considérer que toute cette sagesse basée sur une forme de détachement des choses de la vie humaine, ce qui peut être difficile pour celui pour qui cela n’est pas naturel, tout cela serait donc un grand sacrifice pour atteindre un but en fait chimérique.
Il y a pourtant bien d’autres raisonnements qui peuvent nous amener à cultiver ce détachement et cela pour un résultat immédiat : se sentir plus libre en essayant de briser la chaîne de causalité dans laquelle se trouvent toutes nos pulsions de désir ou de peur, refuser de prêter volontairement le flanc aux coups du sort en évitant de s’attacher à ce qui est par nature périssable… Bref, faire de cette sagesse une quête de liberté et non plus une philosophie de la mort !
Quoi qu’il en soit, voici quelques extraits pour vous inviter à lire ces textes et vous faire votre propre opinion :
Platon – Apologie de Socrate
Je vous annonce en effet, Citoyens qui avez voulu que je meure, la venue pour vous, tout de suite après ma mort, d’un châtiment beaucoup plus sévère que celui auquel vous m’avez condamné en voulant que je meure. Car, en faisant cela aujourd’hui, vous avez cru être dorénavant libérés de l’obligation de soumettre à l’épreuve votre façon de vivre. Or, je vous l’annonce, c’est tout le contraire qui vous arrivera : le nombre augmentera, de ceux qui pratiquent cette mise à l’épreuve envers vous ; à présent je les retenais, mais vous, vous ne vous rendiez pas compte : ils seront d’autant plus sévères qu’ils seront plus jeunes, et vous, vous en serez davantage irrités ! Vous vous imaginez en effet que, en mettant des gens à mort, vous empêcherez qu’on vous reproche de ne pas vivre droitement ; ce n’est pas une idée juste de votre part. Cette libération-là en effet n’est, ni bien efficace, ni bien belle ; la plus belle au contraire et la plus pratique, c’est, au lieu de supprimer les autres, de se préparer soi-même à être le meilleur possible. Voilà donc en quels termes, ayant fait ma tâche de devin, je me sépare de vous, dont les votes m’ont condamné.
L’abstention de la politique : le rôle du Démon
… Sachez-le bien en effet, Athéniens : si, depuis longtemps, j’avais entrepris de faire de la politique, il y a longtemps que ma perte serait chose accomplie et que je n’aurais pu être utile, ni à vous, ni à moi-même ! Ne vous fâchez pas contre moi si je dis ce qui est vrai : c’est qu’effectivement il n’y a pas d’homme qui doive sauvegarder sa vie, s’il se met en franche opposition à votre égard, ou à l’égard d’une autre multitude assemblée, et qu’il empêche nombre d’injustices et d’illégalités de se produire dans l’État. Il est bien plutôt forcé que celui qui aspire à combattre réellement pour la justice, même, si peu de temps qu’il veuille sauvegarder son existence, la vie d’un simple particulier et non celle d’un homme public.
Ce n’est pas dans cette pensée toutefois, ni qu’ils ont voté contre moi, ni qu’ils m’ont accusé, mais en croyant me causer un dommage. Cela, c’est quelque chose dont ils méritent d’être blâmés. À la vérité, tout ce que je leur demande, le voici : « Quand mes fils seront devenus grands, châtiez-les, vous, en leur infligeant exactement les mêmes souffrances que je vous infligeais, si, à votre avis, ils font passer le souci de leur fortune, ou de quoi que ce soit d’autre, avant celui de la vertu ; s’ils se croient quelque chose alors qu’ils ne sont rien, faites-leur le reproche que je vous faisais : de ne pas avoir souci de ce qu’il faut, et, quand on ne vaut rien, de se croire quelque chose. Si vous faites cela, vous auriez fait envers moi des actes de justice, envers moi personnellement comme envers mes enfants !
Platon – Phédon
Ah ! il s’en faut de beaucoup, chers Simmias et Cébès ; mais voici bien plutôt ce qui en est. Si c’est en état de pureté que l’âme s’est séparée du corps, n’entraînant avec elle rien de celui-ci, parce que, dans le cours de la vie, elle n’a, de son plein gré, nul commerce avec lui, mais qu’au contraire elle le fuit et s’est de son côté ramassée sur elle-même ; parce que c’est à cela qu’elle s’exerce toujours… ; en quoi faisant, elle ne fait rien d’autres que de philosopher au sens droit du terme et de réellement s’exercer à mourir sans y faire difficulté : contesteras-tu que cela soit là un exercice de mort ? – C’en est un, absolument ! – Mais une âme qui se comporte ainsi, c’est vers ce qui lui ressemble qu’elle s’en va, vers l’invisible, vers ce qui est divin, impérissable, sage, vers le but où, une fois parvenue, il lui appartient d’être heureuse ; où divagation, déraison, terreurs, sauvages amours, tous les autres maux qui sont maux humains, elle en est débarrassée ; passant véritablement, comme on le dit des initiés, le reste de son temps dans la compagnie des Dieux ! […] – Le voici : ceux dont la gloutonnerie, la démesure, la passion de boire ont été la pratique ordinaire, et qui ne s’en sont pas défendus, c’est vraisemblablement dans des formes d’ânes et d’autres pareilles bêtes, que vont se plonger leurs âmes ; ne le penses-tu pas ? Hé oui ! ce que tu dis n’a rien que de vraisemblable. […] Eh bien ! Simmias mon camarade et toi, Cébès, voilà pour quels motifs ceux qui philosophent au sens droit du terme s’abstiennent de tous les désirs, sans exception, qui se rapportent au corps : en face de ceux-ci, pleins de fermeté, ils refusent de se mettre à leur discrétion ; à peu près exempts, en ce qui concerne la perte de leur patrimoine et la pauvreté, des frayeurs qu’éprouvent à cet égard les amis de la richesse ; ne redoutant, d’autre part, pas davantage, comme il arrive aux amis du pouvoir, aux amis des honneurs, l’exclusion des charges ni la considération qui résulte de la misère ; en conséquence de quoi, ils s’abstiennent de ces désirs. – Cela, Socrate, ne leur siérait pas, en effet ! Dit Cébès.