Barjavel : « Ravage » et « La nuit des temps »

René Barjavel est considéré comme un des précurseurs de la science-fiction en France et la lecture de ces deux romans m’a permis de découvrir son œuvre. Je l’ai déjà dit, mais la SF à un style littéraire que j’ai encore peu exploré, et je ne peux donc aisément comparer cet auteur aux autres grands noms faisant référence en la matière.

René Barjavel « Ravage » (folio)

La lecture de « La nuit des temps » m’a franchement peu enthousiasmé.
La description de mondes plus ou moins futuristes ou décalés par rapport au nôtre, avec toutes les réflexions que cela peut nous inspirer me semble le concept central de la SF.
Or dans ce roman, Barjavel passe plus de temps à décrire les émois de ces personnages qu’à décrire ce fameux monde disparu qui devrait être l’objet principal du récit.
Il y avait pourtant matière et les quelques éléments qu’il nous fournit sont intéressants : un monde qui aurait à priori tout pour être parfait, avec sa maîtrise d’un procédé qui transforme l’énergie en à peu près tout ce que l’on veut, mais qui garde pourtant ses exclus, son côté « big brother » exacerbé, etc. Tout cela aurait mérité d’être largement développé et on reste sur sa faim…

Les romans SF ont la réputation d’être des romans fleuve, avec parfois des cycles s’étalant sur plusieurs tomes.
Peut-être justement parce que les autres auteurs prennent le temps de décrire avec plus de précision et de cohérence ces mondes parallèles au nôtre ?
Je n’ai rien contre les histoires d’amour, mais il faut alors suffisamment affiner la psychologie des personnages pour que le lecteur se sente emporté. Tout le monde ne s’appelle pas Stendhal !

Ce sont en fait les principaux défauts que j’ai trouvés à la lecture de ces deux romans :

  • manque de précision dans les détails de ce qui est décrit,
  • manque de finesse dans la psychologie des personnages, dont même les principaux restent des figurants auxquels on ne s’attache pas,
  • et assez souvent manque de vraisemblance dans l’enchaînement des événements.

J’ai pris plus de plaisir à la lecture de « Ravage » dans lequel, malgré mes critiques précédentes, j’ai trouvé beaucoup de bonnes choses en commençant par le regard critique assez pertinent qui y est porté sur notre société moderne :

  • perte généralisée du lien avec la « terre » au sens premier comme figuré,
  • société aseptisée et hypocrisie bien pensante de ceux qui par exemple préfèrent manger de la « viande synthétique » que de continuer à tuer des animaux,
  • le « tout virtuel » complètement déconnecté des réalités les plus tangibles, dans une sorte de schizophrénie collective (malgré toutes les machines de Dépiqueur).

Bon point aussi quant à la description que Barjavel nous donne de la chute de cette société.
A peine cette civilisation commence-t-elle à décliner que ses membres se mettent à se déchaîner comme des fauves sortis de leur cage, dans une spirale d’autodestruction.

J’ai par contre moins compris le ton complaisant avec lequel l’auteur décrit la société patriarcale où on brûle les livres et traitent les humains comme du bétail mais cela semble coller au message moraliste sous-jacent qui apparaît sporadiquement dans les deux romans, sans s’affirmer clairement.

Bref, même si je n’aime pas dire « fontaine, je ne boirai plus de ton eau », il y a peu de chance que je lise d’autres romans de cet auteur. Il y a sans doute d’autres romanciers SF qui me conviendront mieux.

Voici quelques extraits de ces deux romans.

Extrait « La nuit des temps »

Pour comprendre ces trois mots, il fallait comprendre la langue inconnue tout entière. Exténués, sales, les yeux rougis de sommeil, les techniciens de la Traductrice et ceux des émetteurs et récepteurs d’EPI I se battaient contre les secondes et contre l’impossible. Sans arrêt, ils injectaient dans les circuits du Cerveau Total des fournées nouvelles de données et de problèmes, tous ceux que la Traductrice avait déjà examinés, et les nouvelles hypothèses de Lukos. Le cerveau génial de ce dernier semblait s’être dilaté à la mesure de son immense homologue électronique. Il communiquait avec lui à une vitesse invraisemblable, freinée seulement par les contraintes des émetteurs et des relais contre lesquels il prenait des colères furieuses. Il lui semblait qu’il aurait pu se passer d’eux, s’entendre directement avec l’Autre. Ces deux intelligences extraordinaires, celle qui vivait et celle qui semblait vivre, faisaient mieux que communiquer. Elles étaient sur le même plan, au-dessus du reste. Elles se comprenaient.
Simon allait de l’infirmerie à la Traductrice, de la Traductrice à l’infirmerie, impatient, houspillant les techniciens exténués qui l’envoyaient promener, et Lukos qui ne lui répondait même plus.
Enfin, il y eut le moment où, brusquement, tout devint clair. Parmi des milliards de combinaisons, le cerveau en trouva une logique, en tira des conclusions à la vitesse de la lumière, les combina et les éprouva, et, en moins de dix-sept secondes, livra à la Traductrice tous les secrets de la langue inconnue.

Extrait « Ravage / Les temps nouveaux »

François poussa la porte de la Brasserie 13, trouva une table vide près d’un palmier nain, et s’assit. Un garçon surgit, posa d’autorité devant lui un plat fumant. Il était de tradition, dans cet établissement, de manger le bifteck-frites, et tout client s’en voyait automatiquement servir une généreuse portion.
François mangea de bon appétit. Fils de paysan, il préférait les nourritures naturelles, mais comment vivre à Paris sans s’habituer à la viande chimique, aux légumes industriels ? L’humanité ne cultivait presque plus rien en terre. Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l’usine, dans les bacs.
Les végétaux trouvaient là, dans de l’eau additionnée des produits chimiques nécessaires, une nourriture bien plus riche et plus facile à assimiler que celle dispensée chichement par la marâtre Nature. Des ondes et des lumières de couleurs et d’intensité calculées, des atmosphères conditionnées accéléraient la croissance des plantes et permettaient d’obtenir, à l’abri des intempéries saisonnières, des récoltes continues, du premier janvier au trente et un décembre.
L’élevage, cette horreur, avait également disparu. Élever, chérir des bêtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c’étaient bien là des mœurs dignes des barbares du XXᵉ siècle. Le « bétail » n’existait plus. La viande était « cultivée » sous la direction de chimistes spécialistes et selon les méthodes, mises au point et industrialisées, du génial précurseur Carrel, dont l’immortel cœur de poulet vivait encore au Musée de la Société protectrice des animaux. Le produit de cette fabrication était une viande parfaite, tendre, sans tendons, ni peaux, ni graisses, et d’une grande variété de goûts. Non seulement l’industrie offrait au consommateur des viandes au goût de bœuf, de veau, de chevreuil, de faisan, de pigeon, de chardonneret, d’antilope, de girafe, de pied d’éléphant, d’ours, de chamois, de lapin, d’oie, de poulet, de lion et de mille autres variétés, servies en tranches épaisses et saignantes à souhait, mais encore des firmes spécialisées, à l’avant-garde de la gastronomie, produisaient des viandes extraordinaires qui, cuites à l’eau ou grillées, sans autre addition qu’une pincée de sel, rappelaient par leur saveur et leur fumet les préparations les plus fameuses de la cuisine traditionnelle, depuis le simple bœuf miroton jusqu’au civet de lièvre à la royale.
Pour les raffinés, une maison célèbre fabriquait des viandes à goût de fruit ou de confiture, à parfum de fleurs. L’Association chrétienne des abstinents, qui avait pris pour devise : « Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger », possédait sa propre usine. Afin de les aider à éviter le pêché de gourmandise, elle y cultivait pour ses membres une viande sans goût.

Extraits « Ravage / La chute des villes »

François leva la tête. Il s’aperçut qu’il tenait par le bras un inconnu. Legrand avait disparu, happé par la foule et l’obscurité.
François lâcha l’inconnu, haussa les épaules. Tout cela n’avait d’ailleurs plus d’importance. La mort subite des moteurs rendait à l’homme et au globe terrestre leurs dimensions respectives. En une seconde, l’Amérique, tout à l’heure si proche, venait de reprendre sa place ancienne, au bout du monde. Si cet état de chose durait, nul ne saurait avant de longues années ce qui s’était passé là-bas ce soir. Chacun allait se retrouver dans un univers à la mesure de l’acuité de ses sens naturels, de la longueur de ses membres, de la force de ses muscles. L’Empereur Robinson entrait dans la légende. La réalité, pour chaque Parisien, se bornait désormais à la maison, à sa rue, à sa ville.
Un ministre de la Médecine, qui portait le nom prédestiné de Piqueur, avait été séduit par l’efficacité de cette thérapeutique, et l’avait nationalisée. C’est à lui que les Parisiens devaient l’édification, autour de la capitale, de cette ceinture d’instituts chargés de les défendre contre la folie par l’application de la méthode du choc électrique.
Il avait également doté d’instituts semblables toutes les autres villes. Le populaire donna à la fois aux instruments et aux instituts qui les abritaient le nom du ministre. Celui-ci, fugitif titulaire d’un porte-feuille, était en passe de devenir à la fois aussi célèbre et non moins oublié que M. Quinquet et M. Poubelle.
L’usine, la radio, et l’alcool réunis détraquaient un grand nombre de cerveaux. Le carnet de santé, que chaque citoyen recevait à sa naissance, et grâce auquel il lui était impossible d’échapper aux douze vaccinations et vingt-sept piqûres obligatoires, permit de surveiller l’état mental de la communauté et de chacun de ses membres. En 2026, une vague d’énervement et de pessimisme menaça la nation et provoqua une recrudescence énorme des divorces et des suicides. Sur avis du Grand Conseil médical, le gouvernement prit un décret d’urgence. Toute la population passa sur la chaise de choc. Hommes, femmes, enfants, vieillards, chacun reçut son coup de Dépiqueur.
Le résultat fut si probant qu’une loi institua un examen mental annuel obligatoire pour tout le monde. À la suite de cet examen, chaque printemps, un grand nombre de citoyens passaient au Dépiqueur. Les simples énervés, anxieux, tiqueurs, grimaciers, bègues, timides, ceux qui rougissent d’un rien et ceux qui dorment debout, les sans-mémoire, les parleurs nocturnes, les distraits, les avaleurs de vent, les grince-dents, les trembleurs, les vantards, les parle-toujours, les taciturnes, les bouche-bée, les excités, les mous, les coléreux, les contrits, bref, les petits dérangés recevaient seulement une petite secousse qui les repoussait dans le droit chemin de l’homme moyen dont ils tendaient à s’écarter.
La santé publique y gagnait, et la qualité de la main d’œuvre, manuelle ou intellectuelle, également. Certaines grandes entreprises où le travail, particulièrement pénible, excitait énormément à la consommation des spiritueux avaient fait installer des Dépiqueur à l’usine même, entre la cantine et l’urinoir. Chaque ouvrier dont la production baissait venait y prendre un choc.
Pour guérir les grands aliénés, les obsédés, les tordus, il fallait leur en mettre un grand coup qui leur raidissait les muscles, leur bouleversait la moelle, et faisait un peu bouillir leur matière grise. Beaucoup y retrouvaient la raison. Tel qu’il s’était assis Napoléon ou Dieu le Père se relevait tourneur sur métaux, employé de banque ou poinçonneur au métropolitain, et toujours enchanté, ce qui montre que l’homme se satisfait facilement de son sort. Il était, en tout cas, récupéré en tant que citoyen utile à la collectivité.
Les résistants, ceux qui se cramponnaient à leur rêve, se crispaient sur la chaise, la mousse aux lèvres et les yeux jaillis, qui supportaient des secousses à tuer six ânes, et eussent plutôt fait péter la machine qu’accepté qu’on leur remît la cervelle à l’endroit, étaient l’objet, depuis quelques mois, d’une nouvelle tentative. […]

Extrait « Ravage / Le patriarche »

Une des premières mesures qu’il leur fit adopter fut la destruction des livres. Il a organisé des équipes de recherches, qui fouillent les ruines tout au long de l’année. Les livres trouvés pendant les douze mois sont brûlés solennellement au soir du dernier jour du printemps, sur les places des villages. À la lueur des flammes, les chefs de village expliquent aux jeunes gens rassemblés qu’ils brûlent là l’esprit même du mal.
Pour faciliter l’enseignement de l’écriture, François a fait conserver quelques livres de poésie :
« Ce sont, a-t-il dit, des livres qui ne furent dangereux qu’à leurs auteurs. »
L’art de l’écriture est réservé à la classe privilégiée des chefs de village. L’écriture permet la spéculation de pensée, le développement de raisonnements, l’envol des théories, la multiplication des erreurs. François tient à ce que son peuple reste attaché aux solides réalités. Pour évaluer ses récoltes, et compter ses enfants et ses bêtes, le paysan n’a pas besoin d’aligner des chiffres par tranches de trois.