Philosophie contemporaine (Françoise Kinot)
Me revoilà sur ce blog que j’ai un peu délaissé depuis un moment. Il s’agit cette fois de commenter l’un des deux volets consacrés à la « Philosophie contemporaine » de la série « Philosophies » qui a été éditée par France Loisirs courant 2002, sous la direction de Françoise Kinot.
S’il date donc de quelques années, cet ouvrage doit encore pouvoir se trouver en ligne ou chez votre bouquiniste préféré. Y sont évoqués Husserl, Wittgenstein, Heidegger et Arendt… bref le genre de philosophes allemands qui peuvent rappeler quelques bons souvenirs aux anciens bacheliers…
Et il faut bien avouer que ces auteurs ne sont pas des plus accessibles ! Ceci dit ils méritent largement l’effort que l’on fait pour parvenir à eux.
D’ailleurs je ne vais pas faire très long car s’ils sont difficiles à lire, il est encore plus périlleux de tenter d’en parler, tant leur pensée est difficile à synthétiser !
Des auteurs présentés dans cet ouvrage, Husserl et Heidegger sont sans doute les plus ardus mais d’un autre côté on ne peut qu’être impressionné par la puissance de leur pensée, un peu à la manière dont on peut être impressionné par la performance d’un acrobate, si ce n’est qu’ici c’est à un autre genre d’acrobaties que l’on assiste ! Et au-delà du « spectacle », il apparaît évident que la pensée de ces deux philosophes est de première importance dans l’histoire de la philosophie, comme l’ont été celles de Socrate ou encore Descartes.
Quand Husserl avec sa phénoménologie entend faire de la philosophie une science parmi les sciences visant à en trouver l’essence, mais en reprenant ses mêmes raisonnements mathématiques (dans la suite de Descartes), Heidegger pourtant élève du premier se démarque en questionnant la « technique » de nos sociétés modernes et la philosophie elle-même qui depuis ses débuts ignore l’« Être » dont elle ne fait pourtant que parler !
Cet « Être » semble aussi ce que questionne Wittgenstein, mais dans un style bien différent. Il le présente comme « indicible » par nature et s’il l’évoque, c’est indirectement comme on essayerait d’évoquer un Soleil qu’on ne pourrait voir de face mais percevoir ses effets.
Arendt est quant à elle beaucoup plus accessible et « lisible ». Elle se défendait d’ailleurs d’être philosophe, ce qui est bien dommage étant donné le peu de représentantes de la gent féminine dans le domaine de la philosophie !
Si elle a voulu se tenir hors de la philosophie, bien que sa formation et ses capacités la prédisposaient à cette activité (étant elle-même l’élève de Heidegger), c’est pour mieux questionner la philosophie elle-même et surtout les philosophes.
Elle questionne cette attitude commune aux philosophes (et plus généralement à beaucoup de « penseurs ») qui tend à privilégier la vie contemplative et rechigne à s’intéresser aux problèmes de la société qui les entoure. Et quand ils s’y « rabaissent » c’est presque toujours avec le regard distant du penseur qui analyse la situation suivant des principes préétablis.
Arendt dénonce d’ailleurs tout autant l’attitude opposée du quidam qui ne pense pas par lui-même, mais est soumis au diktat du monde extérieur.
Elle fait ainsi la promotion d’une attitude intermédiaire entre le « Je » du penseur solitaire et le « On » de la foule endormie, en nous incitant à une véritable pensée politique, c’est-à-dire à une pensée prenant en compte la multitude, le doute, l’hétérogénéité de cet espace d’inter-subjectivité qu’est la vie sociale.
En cela son message est aussi dérangeant pour le quidam qui tremble à l’idée d’affirmer des idées trop critiques (au risque de se faire rejeter), que pour le philosophe dont la « libre pensée » ne s’exerce au final pas plus dans la vie sociale, du fait de son attitude de retrait et de son mépris pour l’« opinion ».
C’est à un comportement résolument courageux qu’elle nous invite en acceptant la réelle confrontation à l’« Autre » dans ce qu’il a de différent, avec tout ce que cela sous-entend.
En cela sa pensée est très contemporaine et interpelle l’homme moderne tenté par le désengagement et le repli sur soi ou dans sa communauté réelle ou virtuelle.
Ainsi nous devrions tous être pleinement des hommes et des femmes politiques, ce que nous refusons, trop heureux de confier notre destin à ceux qui prétendent en faire profession !
Bref, cet ouvrage m’a franchement donné envie de mieux connaître l’œuvre des quatre auteurs qu’il présente et je ne peux donc que vous le recommander chaudement.
En voici quelques extraits :
Edmund Husserl « Recherches logiques »
« L’investigation philosophique présuppose de tout autres méthodes et dispositifs, de même qu’elle se propose de tout autres buts. Elle ne cherche pas à gâter le métier du spécialiste, mais seulement à parvenir à une compréhension évidente du sens et de l’essence de ses productions quant à la méthode et à l’objet (Sache). Il ne suffit pas au philosophe que nous nous orientons dans le monde, que nous ayons des lois en tant que formules d’après lesquelles nous puissions prédire le cours futur des choses ou reconstruire leur cours passé, mais il entend élucider ce qu’est l’essence de « chose », « événement », « cause », « effet », « espace », « temps », etc. ; et en outre, quelle merveilleuse affinité cette essence entretient avec l’essence de la pensée pour qu’elle puisse être pensée, de la connaissance pour qu’elle puisse être connue, des significations pour qu’elle puisse être signifiée, etc. Et quand la science bâtit des théories pour la solution systématique de ses problèmes, le philosophe demande ce qu’est l’essence de la théorie, ce qui rend possible une théorie en général, etc. Seule l’investigation philosophique complète les résultats scientifiques obtenus par le physicien et le mathématicien, de manière à parfaire une connaissance théorique pure et authentique. L’ars inventiva du spécialiste et la critique de la connaissance du philosophe sont des activités scientifiques complémentaires qui, seules, permettent d’obtenir la pleine évidence intellectuelle théorique s’étendant à toutes les relations d’essence. »
Ludwig Wittgenstein « Leçons et conversations sur l’esthétique… »
« C’est parfaitement, absolument, sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l’éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être science. Ce qu’elle dit n’ajoute rien à notre savoir, en aucun sens. Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision. »
Ludwig Wittgenstein « Remarques mêlées »
1940 « Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux !
Tu ne peux à la fois refuser de renoncer à ton mensonge et dire la vérité. »
Environ 1944 « Sera révolutionnaire celui qui est capable de se révolutionner lui-même. »
1946 « L’homme voit bien ce qu’il a, mais il ne voit pas ce qu’il est. Ce qu’il est, est comparable à son altitude au-dessus du niveau de la mer, dont la plupart de temps on ne peut juger. Or la grandeur ou la petitesse d’une œuvre dépend du lieu où se tient celui qui l’a faite.
[…]
Quand la vie devient difficilement supportable, on espère que la situation va changer. Mais le changement le plus important et le plus efficace, celui de notre propre comportement, c’est à peine s’il nous vient à l’esprit, et nous ne pouvons nous y résoudre qu’avec difficulté. »
Hannah Arendt « Condition de l’homme moderne »
« La mortalité humaine vient de ce que la vie individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers ou rien ne bouge, si ce n’est en cercle. »
« Car parler de fins qui ne justifient pas tous les moyens, c’est parler en paradoxes, la définition d’une fin étant précisément la justification des moyens ; et les paradoxes soulignent des énigmes, ils ne les résolvent pas et ne sont donc jamais convaincants. Tant que nous croirons avoir à affaire à des fins et à des moyens dans le domaine politique, nous ne pourrons empêcher personne d’utiliser n’importe quels moyens pour poursuivre des fins reconnues… »
Hannah Arendt « Considérations morales »
« Le besoin de penser ne peut être satisfait que par la pensée, et les pensées que j’ai eues hier ne peuvent satisfaire aujourd’hui ce besoin que dans la mesure où je peux les penser à nouveau. »
« Il n’est pas de pensées dangereuses ; c’est la pensée qui est dangereuse, mais le nihilisme n’en est pas le produit. Il n’est pas le revers du conventionnalisme ; son credo est de nier les soi-disant valeurs positives auxquelles il reste attaché. Tout examen critique doit passer par une phase de négation, tout au moins hypothétique, des opinions et des « valeurs » acceptées, en cherchant leurs implications et leurs postulats tacites, et, en ce sens, le nihilisme peut être considéré comme un danger pesant constamment sur la pensée. Mais ce danger ne provient pas de la conviction socratique qu’une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue, mais bien au contraire du désir de trouver des résultats qui rendraient superflu un plus de pensée. Penser est indifféremment dangereux pour toutes les croyances et, par soi, n’en crée aucune nouvelle. »
« Plus les hommes s’accrochent au code ancien, plus ils s’empresseront de s’assimiler au nouveau ; la facilité avec laquelle de tels renversements sont possibles suggère bien que tout le monde dormait lorsqu’ils survenaient. »
« (L’erreur la plus claire et la plus dangereuse dans la proposition, aussi ancienne que Platon, « nul ne fait le mal volontairement » est la conclusion qu’elle entraîne : « tout le monde veut faire le bien ». La triste vérité est que la plus grande part du mal est faite par des gens qui ne se sont jamais décidés à être bons ou mauvais.) »